Rumeurs & rumorologie
par Pascal Froissart,
Université de Paris
VIII
Recensions,
comptes-rendus
   
 
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Hermès

par Bruno Ollivier

Source: Bruno Ollivier, 2003 : 221-222. « Lectures ». Hermès. N° 36.

Pascal Froissart, La Rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Éditions Belin, « Débats », 2002.

On connaît la rumeur d'Orléans : des jeunes filles sont enlevées dans les cabines d'essayage des magasins de juifs et finissent au Moyen-Orient. On a entendu parler de la rumeur du Pentagone : aucun avion ne s'est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Certains se souviennent de la rumeur du cancer d'Isabelle Adjani, qui finit par être démentie par l'actrice elle-même au journal télévisé de 20 heures. La rumeur semble un phénomène fréquent, bien identifié, étudiable scientifiquement, de l'ordre du trivial. Mais que désigne le terme « rumeur » ? Un récit faux bien sûr ? Un qualificatif, outil rhétorique qui discrédite d'office un récit et ceux qui le transmettent (les révisionnistes parlent ainsi de la rumeur des chambres à gaz dans les camps nazis) ? L'effet repérable aisément du jeu du téléphone, qui n'est que la conséquence de l'entropie informationnelle ? Un phénomène d'ordre psychologique (ou sociologique), repérable en laboratoire avec des protocoles d'expérimentation rigoureux ? Ou encore une tendance naturelle de l'homme à raconter puis à s'appuyer sur des détails quand il répète un récit ?

Pascal Froissart ne questionne pas le rapport de la rumeur à la réalité. Il retrace l'histoire du mot (rumor/rumeur) et celle des théories scientifiques qui prétendent l'expliquer, en particulier sur des bases expérimentales depuis le début du XXe siècle. Et il en vient, étant donné l'incapacité profonde des sciences sociales à expliquer comment fonctionne la rumeur, à mettre en cause le concept lui-même et les théories qui prétendent le traiter et constituer une « rumorologie » à prétention scientifique. Il va plutôt « postuler une volonté sociale de croire que ce concept a un fondement, et tâter le pouls du concept et de ceux qui l'étudient… ». Comme on le voit, l'entreprise est originale et se situe d'emblée au niveau du méta : méta-discours, méta-récit, méta-théorie… La rumeur devient l'objet d'une expérimentation soumise à protocole au début du XXe siècle, puis le mot désigne bientôt un quasi-média de masse, capable de diffuser (et déformer) des histoires. Avec la seconde guerre mondiale, elle devient une arme de guerre, avec les appels à rumeur ou la guerre contre les rumeurs. Enfin, les statistiques de publication prouvent que les années 1990 voient se multiplier les études sur la rumeur, marquées par l'illusion fondamentale que l'on peut étudier sous le même signe le jeu du téléphone dans un laboratoire de psychologie expérimentale et les phénomènes liés aux médias. Car en réalité, la rumeur est profondément liée aux médias. S'appuyant sur une étude serrée de la littérature « rumorologique », l'auteur montre que, pour l'ignorer, son fondement même est vicié. Les médias évoquent sans cesse les rumeurs -- Pascal Froissart le démontre chiffres à l'appui -- les font vivre et en vivent. Pourtant, on fait comme si la rumeur était im-médiate et que le média ne venait qu'après, accessoirement, tout comme le milieu socio-historique dans lequel la rumeur se développe : bref, comme si la rumeur existait en tant qu'essence, avant toute réalité médiatique, historique et sociale. Or, à y regarder de plus près, le concept scientifique, développé à partir des travaux de Stern, Oppenheim puis Kirkpatrick, repose sur une expérimentation discutable et des généralisations sans fondement. Si bien que les théories de la rumeur ne peuvent que s'enfermer dans un débat essentialiste centré sur le concept de vérité, qui fait l'économie des problématiques de la construction du sens, de l'analyse du contexte social et du rôle des médias. Le spécialiste des rumeurs proclame qu'il est seul à pouvoir comprendre le sens qui circule. Qu'il soit psychanalyste, analyste boursier, psychologue quantitativiste ou autre, il décrypte la vérité (unique), ses relations avec la rumeur qu'il analyse (et qui le consacre comme chercheur) et interprète les signes qui circulent… Le concept de rumeur sert alors principalement à légitimer son discours comme discours scientifique. Comme on le voit, la mise en question d'un concept trivial, accepté comme allant de soi, mène ici à des questions fondamentales sur le rôle de la science, celui des médias, ou l'image que le scientifique peut se faire de sa relation au réel, aux discours et à la vérité…

Le recul épistémologique et méthodologique et la rigueur n'excluent en rien dans cet ouvrage l'humour. Preuve qu'on peut être scientifique et avoir de l'esprit. Ceci posé, dans la mesure où l'ouvrage repose sur un mot franco-anglais (rumor/rumeur) et ses apparentés dans des langues indo-européennes, on peut se demander ce que devient le concept dans d'autres langues non indo-européennes, et à rêver d'une étude interculturelle de la rumeur. Qu'est-ce que la rumeur hors de notre aire (et ère) culturelle et linguistique ? Le concept peut-il y exister ? Et celui de discours vrai, qui lui est lié ? Pour ne pas aller au bout du monde, la langue turque connaît ainsi deux temps pour le récit : le passé qui raconte, et le passé rapporté, utilisé pour ce que je ne peux certifier moi-même car je n'en ai pas été témoin, et sur la vérité duquel je ne m'engage pas (sans dire que c'est faux). On voit que la frontière entre vérité et rumeur se déplace fortement dans tous les discours… Que diraient nos collègues de là-bas de la rumorologie ? Et nos collègues de langue chinoise ou hindi ? Serions-nous prisonniers, non seulement de concepts bancals, mais aussi des mots qui les désignent.

Bruno Ollivier

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